
Andrzej Zaniewski et ses Mémoires d'un rat
Un chant sans amour est promis à la mort
le peuple s'en détournera indifférent et sévère"
Tadeusz Rozewicz
L'histoire de sa famille et ses origines vont le marquer fortement. Sa mère mariée à un homme d'une respectable famille bourgeoise ne peut dévoiler ni son identité demi - juive, ni son métier de danseuse et elle est obligée de cacher ses origines pendant des années..
Son père, membre de l'armée clandestine, est trahi par ses compagnons, interné et fusillé à Auschwitz; le gaz n'était pas l'unique moyen d'extermination.
Pendant l’insurrection de Varsovie qui débute le 1er août 1944, André et sa mère se terrent dans les caves. Ils vont y rester jusqu'au 2 octobre suivant, à la fin de l'insurrection. C'est là que, pour la première fois de sa vie, il entend le bruissement des rats derrière le mur de sa cachette. " …une inquiétude nouvelle s'installe , car même ici au plus profond des caves, on perçoit une certaine nervosité, une atmosphère pleine de craintes, des pressentiments." p. 129
Dans cette période il est témoin de nombreuses exécutions et s'amuse à les mimer en jouant avec ses petits camarades dans le sable encore fraîchement taché de sang.
Les habitants des caves survivent grâce au lait d'une chèvre, cachée avec eux. A la grande stupeur du petit André, lorsque cette mère nourricière est devenue trop faible pour donner du lait, on la tue et on la mange.
Après la guerre, le régime a fit pression sur sa mère pour qu'elle trahisse les membres de l'armée clandestine, en opposition avec le nouvel ordre. A cette occasion elle fit la connaissance d'un capitaine russe qui tomba amoureux d'elle. Elle fut obligée de fuir pour calmer ses ardeurs. Elle s'installe à Gdansk avec son fils, dans le quartier chaud du nouveau port, animé par les trafiquants, les prostituées et les rats. Pour André l'horreur continue et il est témoin de scènes où des pères abusent de leurs propres filles.
De l'école, Zaniewski garde le souvenir vif d'un acte de vandalisme perpétré par sa classe qui a détruit et profané un cimetière allemand. Il n'y avait plus de règles, plus de valeurs.
Sa mère tombe malade, terrassée par la schizophrénie.
Pour échapper à cet environnement sordide il se lance à la recherche de la beauté, il étudie l'histoire de l'art et écrit des poèmes, guère appréciés.
A la suite d'une déception amoureuse, il tente de se suicider en se coupant les veines.
Zaniewski est entré au parti communiste; cela lui a permis d'être membre de l'association des écrivains polonais qui était dépendante et contrôlée par le parti.
Il ne fut jamais ni aimé ni apprécié en Pologne.
| |
| |
Oubliez--nous
Notre génération
Vivez en homme
Oubliez-nous
Les plantes les pierres
Nous avons envié
Les chiens
disais-je à la jeune fille
- je voudrais ne pas être
disait-elle les yeux clos (…)
Tadeusz Rozewicz
répugnant, repoussant, que ses descriptions naturalistes sont désagréables et dégouttantes.
Qu'il est brutal !
Que sa cruauté peut provoquer la souffrance !
"… tu t'es rendu compte que ton plus grand ennemi, l'homme, n'était en réalité qu'une créature faible et vulnérable". p.131
Une vision apocalyptique parmi tant d'autres ?
"Ténèbres un océan de ténèbres. Ténèbres initiales, ténèbres finales" p.197
Le livre D'Andrzej Zaniewski est intitulé en français Mémoires d'un rat*,
mais en polonais il s'intitule simplement Rat.
"Tu comprendras tout ce qui t'unis à cet animal apparemment si éloigné de toi"
Cette ultime confession d'un rat n'est pas un livre sur les animaux.
"J'y vois au contraire un récit sur les lois qui dominent notre société, nos mythologies, nos vérités et nos mensonges, l'amour, l'espoir, la solitude et la nostalgie" dit l'auteur dans sa préface.
Ce sujet universel a amené certains critiques littéraires à une comparaison un peu trop flatteuse avec La Peste d'Albert Camus.
Il s'agit ici des dégâts provoqués par la seconde guerre mondiale, mais également d'une analyse du comportement de l'homme pendant toutes les guerres, voire toutes les situations où l'être humain est poussé à l'extrême.
Cependant, nombreux sont les écrivains paralysés par une sorte de stupeur face aux bouleversements que cause la guerre. Ces livres sombres, qui montrent la face cachée de la nature humaine, dérangent parfois.
Pourtant les événements qu'ils évoquent restent gravés pour toujours dans la mémoire de l'homme.
Le Clezio, par exemple, reconnaît ressentir encore fortement aujourd'hui le bombardement qu'il a vécu alors qu'il n'avait que trois ans.
Le thème est d'une actualité perpétuelle. Irak aujourd'hui, Kosovo hier, Rwanda il y a peu.
Ce n'est donc pas la matière qui manque.
Ce qui fait agir les écrivains n'est pas forcement leur incompréhension devant les atrocités ou la perte de toutes les valeurs, mais le manque d'une division claire : entre le bien et le mal, entre le bourreau et la victime, entre l'homme et l'animal.
Le roman, écrit en automne 1979, fut refusé par tous les éditeurs, car jugé pessimiste, outrancier, amoral et pornographique.
Sa vision du monde ne correspondait pas à l'ambiance de la Pologne de l'époque. Tout particulièrement avec la dynamique de la ville de Gdansk, où à peine quelques mois avant débutait la grande grève générale et la création de Solidarnosc.
Pendant la lutte pour la dignité et les droits de l'homme, pendant la réelle mobilisation et la fraternité de tout un peuple, quand tout le monde ne vit que d'espoir, un livre sans espoir ne peut être ni bien reçu ni bien compris.
C'était un rendez-vous manqué.
Finalement le roman fut traduit en tchèque et édité pour la première fois en 1990.
C'est sa publication en allemand qui lui a valu sa popularité.
Puis, traduit en seize langues, il devient un best-seller. Il obtient de très bonnes critiques jusqu'au point d'être surestimé et comparé aux œuvres de Kafka, Joyce, Camus ou Beckett.
A la suite de son succès à l'étranger, il est enfin édité en Pologne pour la première fois en 1995 mais reçoit toujours un très mauvais accueil…
Décidément il n'est pas du goût des Polonais !
Toutefois, par certains aspects écœurants, il arrive qu'il coupe le souffle ; on peut le considérer comme choquant ou tout simplement repoussant.
Est-ce une véritable provocation ou une philosophie de la vie, c'est la question que l'on peut se poser.
Son héros est un rat, une créature redoutable, voire infernale ; un symbole d'apocalypse.
"Il ne lui restait plus que la haine, une haine fébrile, violente, insondable, qui devait se décharger à tout prix." p. 70
Dans notre culture c'est un animal craint et sans pitié, il n'est donc pas étonnant que l'ambiance du roman ne soit pas vraiment bon enfant.
Complexité et contradictions :
Le rat du roman est un personnage d'une grande complexité comparable à l'histoire de l'homme ou à celle de sa déchéance. Sa richesse s'appuie sur ses contradictions : la passion et la haine, au premier plan bien sûr, mais aussi l'espoir et le désespoir, la souffrance et la plénitude, la vérité et le mensonge, le désir et son manque, l'amour et l'indifférence - tout y est. D'une façon à la fois "animale" et "humaine", si encore nous savons faire la différence.
Le rat est obligé d'apprendre à vivre dans un milieu franchement hostile. " Un rat n'a pas le droit d'oublier le danger, il vit sous une menace permanente, cerné par les ennemis". p. 81 Il peut exister à condition de lutter ou fuir éternellement. Il affronte le défi ou il le fuit ; il mesure d'abord la force de son adversaire, il ne peut pas faire autrement. Sa faiblesse l'oblige souvent à céder. Il est contraint de fuir devant la chouette, devant un chien, devant un autre rat, et surtout devant un homme car l'homme est l'élément le plus dangereux - pourquoi ?
Il est le seul capable des atrocités gratuites ; la cruauté des autres est toujours liée à leur survie.
La peur est indispensable chez ce rat ; elle l'accompagne partout et toujours et heureusement car c'est elle qui réveille son instinct vital.
La lutte, quand elle est possible, est constante, pour tout et contre tout.
Ne pas combattre revient à ne pas exister.
On ne peut pas juger le comportement du rat car il 'a pas de choix.
Le roman est un grand monologue ou dialogue avec soi même. L'auteur parle tantôt à la première, tantôt à la seconde personne. Ces changements donnent une impression de discussion.
Le cerveau, l'estomac, le cœur ont uniquement des fonctions physiologiques et ne servent qu'à le garder en vie, rien de plus. Il n'y pas de place pour la réflexion, pour l'éthique, la notion de normes est absente, sa mémoire très restreinte.
Oui c'est une sorte de vie végétative. Nous avons vu une multitude de livres de cette sorte, cependant celui ci ne donne plus aucun espoir. La vie du "héros" est dépourvue de projets et de désirs plus lointains que la survie. " Je veux vivre, je veux vivre…" p. 234
C'est pourquoi la critique a accusé Zaniewski de nihilisme. Il nous livre une civilisation de la mort, nous nous tuons, nous nous entre-tuons, et les sentiments n'existent plus, pas plus que les notions de bien et de mal ; il n'y a ni péchés, ni châtiments, ni culpabilités.
Cependant le rat est sensible, il souffre de la solitude, il est en quête de chaleur.
Il est obligé d'y renoncer. Il est condamné à la solitude qui lui donne la force et la liberté d'agir pour satisfaire ses propres besoins.
A premier abord les accusations des critiques littéraires peuvent apparaître surprenantes ou justes selon les sensibilités.
On reproche à l'auteur un certain déséquilibre mental, un mal de vivre, une incapacité à s'intégrer dans la société. On l'accuse, ce qui paraît tout de même absurde, de traiter l'écrit comme un moyen psychothérapique.
On va jusqu'à l'accuser de vouloir déshonorer la race humaine, comme si elle ne le faisait pas elle-même.
Bref, le livre, en Pologne est jugé répugnant.
Ce qui est d'autant plus tragique que Zaniewski sait de quoi il parle !
Son histoire est tout simplement une histoire vécue.
Tout ce qui s'y trouve, si abject, sale et sordide que ce soit lui est vraiment arrivé dans sa vie.
On le sent concerné et bouleversé par l'histoire si souvent honteuse et si actuelle de l'humanité. Il aborde entre autre les problèmes de la guerre, des grands exodes, de l'antisémitisme, du racisme, de la discrimination et de l'intolérance.
Son repoussant héros, c'est nous ou nos ancêtres qui se cachent sous la terre et dans les égouts.
Et si cela nous choque tant mieux !
Tadeusz Rozewicz
Auschwitz
Si on se penche sur la vie de l'auteur, l'élément autobiographique essentiel, dont l'évocation dérange encore à ce jour en Pologne, est le camps de concentration, en particulier Auschwitz. Le père de Zaniewski a trouvé la mort à Auschwitz. : " le blé empoisonné, les liquides corrosifs et le gaz introduit dans le nid, la menace des hommes et des autres rats tous les dangers possibles, le vieux rat les connaît, il en fait l'expérience pendant toute sa longue vie." (p.55).
Un autre auteur polonais a également déconcerté les critiques et suscité leur indignation. Il s'agit de Tadeusz Borowski et de son livre "Le Monde de pierre" Tadeusz a réussi de survivre au camp d'extermination pour écrire son livre, un véritable témoignage sur l'horreur des ces usines de la mort et a fini ses jours en se suicidant … par le gaz.
Un autre leitmotiv du roman, une autre expérience douloureuse, c'est la vie errante à laquelle on condamne tous les peuples pendant les conflits militaires.
La guerre impose l'expropriation et la pérégrination des gens. Dans leur vagabondage ils sont accompagnés par la solitude, l'éternel manque de nourriture, par la peur, et par …les rats.
"Toi, non plus tu ne trouves jamais le repos, tu ne cesses de changer d'endroit…" p. 122
Il est inutile de chercher de l'héroïsme ou de la noblesse chez un peuple chassé de chez lui et condamné à se battre pour survivre.
Même si on considère que l'humanité tire rarement de leçon de l'histoire, la réflexion existe.
Laisses-nous
Oubliez-nous
Ne posez pas de questions
Sur notre jeunesse
laissez-nous
Tadeusz Rozewicz
Tadeusz Rozewicz, Anthologie personnelle, Actes Sud, 1990
Zaniewski, Andrzej, Mémoires d'un rat, Belfond, 1994
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire