dimanche 17 juin 2007

Monsieur Cogito

Monsieur Cogito et l'imagination

1

Monsieur Cogito n'a jamais fait confiance

aux détours de l'imagination

Un piano à queue au sommet des Alpes

jouait de faux concerts

jamais il n'eut d'estime pour les labyrinthes,

le sphinx le rebutait

il habitait une maison sans caves,

sans miroirs et sans dialectique.

Les jungles des paysages tordus

n'étaient pas sa patrie.

Il s'envolait rarement sur les ailes des métaphores,

après il retombait comme Icare

dans les bras de la Grande Mère.

Il adorait la tautologie,

la transcription idem per idem :

Qu’un oiseau est un oiseau

un esclavage un esclavage

un couteau un couteau

une mort une mort

Il aimait

Un horizon plat

La ligne droite

La gravitation terrestre

2

Monsieur Cogito fera partie

d'espèces minoritaires

indifférent glissera sur lui le regard

des futurs chercheurs des mots

il utilisait l'imagination

dans un autre but

il voulait faire d'elle

l'outil de compensation

souhaitait comprendre jusqu'au bout

· la nuit de Pascal

· la nature des diamants

· la mélancolie des prophètes

· la colère d'Achille

· la folie des génocides

· les rêves de Marie Stuart

· la peur de Neandertal

· la désespoir des derniers Aztèques

· la longue agonie de Nietzsche

· la joie de peintres de Lascaux

· la croissance et le déclin d'un chaîne

· l'épanouissement et la chute de Rome

voulait savoir faire revivre les morts

respecter les traités

l'imagination de Monsieur Cogito a un mouvement pendulaire

elle passe précisément

de souffrance en souffrance

il n'y a pas de place

pour les artificiels feux de poésie

il voudrait rester fidèle

à l'incertaine clarté



***

Ce que pense Monsieur Cogito de l'enfer

Le plus bas cercle de l'enfer. Contrairement à l'idée la plus répandue, il n'est habité ni par les despotes, ni par les matricides, ni par ceux qui cherchent le corps des autres.

C'est un asile d'artistes rempli de miroirs, d'instruments de musique et de tableaux. Au premier coup d'œil c'est le plus confortable compartiment infernal, sans goudron, ni feu, ni tortures physiques.

Toute l'année se déroulent ici des concours, des festivals et des concerts. La pleine saison n'existe pas. La plénitude est permanente et presque absolue. Tous les trimestres se forment les nouvelles écoles et rien, à ce qu'il paraît, n'est capable de freiner ce triomphal défilé d'avant-garde.

Belzébuth aime l'art. Il se vante que ses chorales et ses poètes sont près de surpasser les célestes. Celui qui a le meilleur art a le meilleur gouvernement - c'est clair. Bientôt ils pourront se mesurer pendant le Festival des Deux Mondes. Et à ce moment nous verrons bien ce qu'il restera de Dante, Fra Angelico et Bach.

Belzébuth soutient l'art. Il assure à ses artistes le calme, la bonne nourriture et l'isolation absolue de cette vie infernale.



***

Monsieur Cogito et le mouvement de la pensée

Les pensées tournent dans la tête

dit l’expression populaire

L’expression populaire surestime le mouvement de la pensée

la majorité d’entre - elles

stagne

au milieu d'ennuyeux paysages

de grises collines

d’arbres desséchés

parfois elles arrivent

jusqu'à la rivière torrentielle des pensées d'autrui

elles s'arrêtent sur le bord

sur une jambe

comme les hérons affamés

avec la tristesse

elles se souviennent des sources taries

tournent en rond

en cherchant la graine

elles ne vont pas

elles n'arriveront pas

il n'y pas où

elles restent assises sur une pierre

se tordent les mains

sous le ciel

bas

nuageux

du crâne



***

Monsieur Cogito lit son journal

Sur la première page

communiqué sur la mort de 120 soldats

La guerre durait depuis longtemps

on peut s'habituer

Juste à coté l'information

sur un meurtre à sensation

avec le portrait du meurtrier

l'œil de Monsieur Cogito

glisse indifférent

sur l'hécatombe de soldats

pour se plonger avec délice

dans la description de la macabre quotidienne

un trentenaire ouvrier agricole

à la suite d'une dépression nerveuse

a assassiné sa femme

et ses deux petits enfants

on livre méticuleusement

le déroulement du meurtre

la position des corps

et autres détails

120 morts

vainement on cherche sur la carte

la distance est trop grande

elle les couvre comme la jungle

ils ne parlent plus à l'imagination

ils sont trop nombreux

le chiffre zéro à la fin

les transforme en abstraction

sujet à méditer :

l'arithmétique de la compassion


Trad. de Zbigniew Herbert (1924-1998)

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