mercredi 20 juin 2007

Wislawa Szymborska

" Mes signes particuliers sont le ravissement et le désespoir… ! ".


Portrait de femme

Soit elle aime, soit elle s'obstine.

Pour le meilleur et pour le pire

et pour l'amour de Dieu.

Wislawa Szymborska est née 2 juillet 1923 à Kornik, dans la région de Poznan.

Depuis 1931 elle habite à Cracovie où elle étudie, de 1945 à 1948, la littérature polonaise et la sociologie. Elle réside le plus souvent possible à Zakopane, dans le massif de Tatras, dans une maison de l'Union des écrivains, une sorte de pension pour les écrivains.

Après la guerre elle prend la carte du parti socialiste "J'appartenais à une génération qui croyait. Je croyais." En 1966 elle quitte le parti. De par ses idées, la presse française aime à la comparer à Jean-Paul Sartre.

A la manière de Sartre et de Simone De Beauvoir elle a eu plusieurs compagnons dans la vie.

Wislawa est une femme contrastée. Elle est à la fois timide, discrète, gaie mais aussi provocatrice, joueuse (même aux cartes), athée, indépendante et parfois incisive. C'est une femme coquette, elle prend soin de son apparence, se maquille, se vernit les ongles et demande avec malice au photographe de ne prendre "qu'une ride sur deux".

Sans être une féministe, elle défend les droits des femmes et garde de la tendresse pour les hommes.

Enfant, elle écrivait déjà des petits poèmes. Son père exigeait qu'ils soient humoristiques, caractéristique qu'elle a gardé dans toute son œuvre. Pendant la guerre elle a écrit des nouvelles et des chansons. Ses premiers poèmes sont publiés à partir de 1945 dans une revue de propagande communiste. Ils portent une forte empreinte du réalisme socialiste, il n'est donc pas étonnant qu'ils soient consacrés à Lénine ou à Staline.

De 1953 à 1981, elle travaille à la rédaction de la revue "La vie littéraire" (l'équivalent du Magazine littéraire ). Elle a écrit pour la rubrique les "Lectures non - obligatoires" et a aussi publié de nombreux essais.

L'obtention du Prix Nobel de Littérature n'a rien changé à sa façon de vivre et de penser :

"Le Nobel, cela rassure les autres, pas soi-même"

Elle considère que deux autres poètes polonais mériteraient ce prix, Zbigniew Herbert et Tadeusz Rozewicz.

.

"J'en suis là, je suis assise sous un arbre

au bord d'une rivière

dans le matin ensoleillé

C'est un événement insignifiant

que l'histoire ne retiendra pas"


Elle observe et médite

Czeslaw Milosz dans son "Histoire de la littérature polonaise" évoque la "causticité" et la "concision" de la "poésie philosophique" de Szymborska. Il la compare à Zbigniew Herbert qui à son avis a la même "attitude stoïque en face de la vie sous un masque d'auto-ironie."

En Pologne, pays de deux dogmes, elle exerce le doute. Elle dit pratiquer le "doute méthodique".

Sa poésie est un savoureux mélange de réflexion morale et philosophique et de lyrisme poétique.

Son sujet de prédilection est le monde quotidien, le départ d'une expérience commune. Une poésie intimiste qui nous immerge dans la vie privée. Nombreuses sont les scènes de la vie quotidienne et les poème "aphoristiques".

La vie de tous les jours est racontée avec élégance, humour, ironie et une grande maturité.


Note

Vie – seul moyen

de se faire pousser des feuilles

de saisir un souffle sur le sable

de survoler sur ses ailes.

D'être un chien

ou de caresser son chaud pelage

De différencier la douleur

de tout ce qu'il n'en est pas,

de rentrer dans les événements ;

De s'immiscer dans les paysages

de chercher le moindre mal.

Une occasion exceptionnelle

de se souvenir de tout, de ce qu’on a dit près d’une lampe éteinte.

Au moins une fois

trébucher sur une pierre,

prendre la pluie, perdre les clefs dans l’herbe, suivre avec le regard une étincelle de vent

et sans arrêt ne rien savoir.

recueil Moment Wislawa Szymborska

Ces "poèmes-essais" ont une autre dimension, ce sont de véritables traités métaphysiques, avec une profonde réflexion philosophique sur les problèmes moraux de notre époque.

Une de ses œuvres intitulée "Conversation avec une pierre" (Extrait du recueil "Sel") fait partie de ce genre. Le titre lui-même reflète l’ironie de Wislawa.


"Je frappe à la porte de la pierre
- C’est moi, laisse-moi entrer.
Je veux pénétrer dans ton intérieur,
y jeter un coup d’œil,
te respirer à fond. (...)"

"Je n’ai pas de porte, dit la pierre."

Nous sommes bien des pierres quand nous sommes impénétrables aux idées des autres, durs comme un roc infranchissable.

On peut voir aussi dans ce poème un symbole de la communication entre les gens, entre les choses et les gens, entre le monde et soi, et aussi entre soi et soi...

Puis il y toute une panoplie de poèmes satiriques et ludiques avec d'amusants néologismes.

La peinture prend une place importante dans son œuvre.

Dans son œuvre, on trouve encore de bouleversants hommages aux victimes de guerres, de l'Holocauste, du nazisme et du stalinisme.

Vietnam

Femme comment t'appelles-tu ? - Je ne sais pas.

Quand es-tu née, d'où viens-tu ? - Je ne sais pas.

Pourquoi te creusais-tu un terrier ? - Je ne sais pas.

Pourquoi te caches-tu ? - Je ne sais pas.

Pourquoi t'es tu mordu ton doigt du cœur - Je ne sais pas.

Sais-tu qu'on ne te fera pas de mal ? - Je ne sais pas.

Maintenant c'est la guerre, tu dois choisir - Je ne sais pas.

Ton village existe-t-il encore - Je ne sais pas.

Ce sont tes enfants ? - Oui


Avec beaucoup de pudeur elle survole la sphère de l'érotisme.

Son écriture, d'une apparence facilité, se caractérise par une trompeuse naïveté, un désir de légèreté avec un regard sceptique et lucide. Elle oscille entre l'émerveillement et le désespoir.

L'humour contre le désespoir, le sublime contre le trivial, la finesse contre la force.


"Un seul être nous manque et toute la terre est dépeuplée"

Rien offert

"je serai obligée

de payer pour moi

pour ma vie rendre ma vie"


Wislawa ne peut pas éviter d’aborder la mort.

Dans un poème, "La promenade du ressuscité", elle joue avec la mort. Le mort n’est pas vraiment mort et, chaque fois qu’on le croit mort, il réapparaît comme un pantin ; son moment n’était pas encore arrivé. On ne choisit pas le moment de sa disparition :

"Monsieur le professeur est déjà mort trois fois.
Après avoir raté de près trois fois sa mort,

"Monsieur le professeur ne veut qu’elle.
Voilà qu’il se débat à nouveau."

Monsieur le professeur fait l’expérience que continuer à vivre peut être plus difficile que de

mourir.

"Le chat dans un appartement vide" (recueil "Fin et début")

Elle l'a écrit après la mort de son compagnon.

La solitude, l’intimité des faits quotidiens sont décrites avec beaucoup de sobriété.

Derrière des mots simples, où l’inexprimé est suggéré, perce l’angoisse de l’amour perdu :

Les phrases courtes, coupées, trahissent un sanglot étouffé. Ce sont les paroles d'une personne en pleurs.

Le chat n'accepte pas le fait que la mort soit irrémédiable. Il espère toujours le retour. Szymborska elle - même aimait regarder des films d'horreurs et dans sa poésie très nombreux sont les revenants.

L'angoisse du chat est intolérable.

Pour lutter, il décide donc de prendre sa revanche après le retour de l'être aimé : "Qu'il revienne seulement". Le personnage principal, le chat, qui est un animal très dépendant de l'homme, permet de souligner notre dépendance à l’être cher.


"l'essentiel est invisible pour les yeux"

Szymborska a un esprit scientifique, analytique. Elle ne se contente pas des apparences, elle cherche sans cesse le fonds de choses, derrière leurs coulisses. C'est une spécialiste de l'antonymie Paradoxalement elle fait une analyse et une synthèse. Elle s'étonne de l'incorrigible constance de l'homme à recommencer de nouveau.

La vie est donc pour elle comme une pièce du théâtre, une illusion où les décors ont une importance primordiale.

Avec le vin

D'un regard il amplifia ma beauté

et je la pris pour mienne.

Heureuse j'avalais une étoile.

Je lui permis de m'inventer

à l'image du reflet

dans ses yeux . Je danse, danse

dans les secousses de mes subites ailes.

Table est table. Vin est vin

dans le verre, qui est verre

restant dressé sur la table,

Je suis illusoire,

incroyablement illusoire

imaginée jusqu'au sang.

Je lui parle de ce qu'il veut : de fourmis

mourant d'amour

sous la constellation de pissenlits.

Je jure qu'une rose blanche,

arrosée par le vin, chante.

Je ris, je penche la tête,

avec précaution, comme si je vérifiais

une invention. Je danse, danse

dans une peau étonnée, dans les bras qui me créent

Eve de la côte, Venus des écumes,

Minerve de la tête de Jupiter,

étaient plus réelles.

Quand il me regarde,

Je cherche mon reflet sur le mur. Et je vois seulement

un clou, duquel on a enlevé son tableau.


Dans ce poème Wislawa nous montre bien l’envoûtement apporté par le vin, mais est-ce seulement le vin qui déforme la réalité et nous fait vivre dans l'imaginaire ?

Grand nombre

"Quatre milliards d'hommes sur cette terre

et mon imagination est ce qu'elle était

elle a du mal à se débrouiller avec les grands chiffres

encore et toujours elle est émue par la singularité"

Szymborska met en évidence le fait qu'un être humain soit à la fois unique et condamné à la solitude. Il est seul et doit se débrouiller seul.

Sa poésie lutte contre l'uniformisation, contre une vision "statistique" du monde.

Langue

"Pardonnez-moi, langue, d'emprunter des mots

pathétiques. Et de faire l'impossible pour

qu'ils paraissent légers."

Szymborska réclame des "vers qui n'imposent ni n'interdisent rien."

Elle aime la langue simple, les expressions claires, les jeux de mots, les poèmes courts. Son ton est souvent ludique et rappelle les conversations du salon, un flirt. Son œuvre se caractérise par une retenue du langage. Elle garde le langage courant mais elle prend un soin particulier concernant la précision, la transparence. Auteur de "poèmes - définition", elle jongle avec les mots ; tout a son importance : leurs multiples sens, leur rythme.

Le polonais avec sa complexité des temps, la richesse de son vocabulaire, l'usage des préfixes et suffixes permet d'exprimer la subtilité de l'action.

Cette liberté de la grammaire lui donne d'innombrables possibilités et permet de varier l'ordre du sujet et du verbe, de créer des néologismes tout en restant compréhensible.

Son style à multiples facettes est très difficile à traduire.


Contexte social

L'amour heureux

L'amour heureux. Est-ce normal,

Est-ce sérieux, et utile ?

Pourquoi sur la terre deux personnes

qui ne voient plus le monde ?

Sublimés l'un par l'autre sans aucun mérite,

comme tout le monde,

mais persuadés que cela devait arriver

- une récompense - pourquoi ? pour rien ;

la lumière qui tombe de nul part -

pourquoi sur eux et pas sur les autres ?

Est-ce une offense pour justice ?

Oui.

Viole-t-il les normes soigneusement empilées,

fait-il tomber la morale du sommet ?

Viole et fait tomber !

Regardez ces deux heureux,

ils pourraient dissimuler un peu,

feindre l'abattement, réconforter des amis !

Ecoutez leur rire - insolent.

Leur langage - compréhensible d'apparence

et leurs cérémonies, manies,

fictives obligations de l'un envers l'autre -

semblant d'un complot derrière les dos

de l'humanité !

Difficile d'imaginer ce qui pourrait arriver

si tout le monde suivait leurs exemple.

Sur quoi pourrait s'appuyer les religions, la poésie,

de quoi on se serait souvenu, qu'est ce- qu'on aurait abandonné,

qui voudrait continuer de tourner en rond ?

L'amour heureux. Est-ce indispensable ?

Le tact et la raison ordonnent le silence

comme sur les scandales d'Elite.

Magnifiques enfants naissent sans cette contrainte.

Jamais on aurait pu peupler la terre,

cela n'arrive que si rarement.

Que les gens qui ne connaissent pas l'amour heureux

soutiennent que "il n'y a pas d'amour heureux".

Avec cette conviction

il sera plus facile de vivre et de mourir.

Ce poème est écrit à la manière d'un programme politique, d'un article de presse. Les phrases sont scandées comme pendant une manifestation des jeunesses communistes. Szymborska parle donc de la responsabilité et de la reproduction biologique du monde.

Dans cette optique l'amour est antisocial, un dérangement dans le fonctionnement de ce système mécanisé, une complication inutile, "un complot contre l'humanité".

Elle utilise le vocabulaire du parti communiste, cette idéologie qui a utilisé si fréquemment les notions de "normalité", de "mérite" et de "l'exemple à suivre".

La religion a également laissé ses traces. L'homme sur cette terre a de nombreuses obligations et le plaisir est un concept superflu.

Le rythme du poème est haché, les phrases sont dépourvues de verbes, fréquentes sont les pauses ou les répétitions. La ponctuation souligne cette intention, abondants sont les points d'exclamations, point d'interrogations et les tirets.

La vitesse est à couper le souffle. Puisqu'on aborde un sujet si incongru et si irrationnel, parlons-en mais parlons-en vite.

La force, l'humour, l'ironie de ce poème reposent dans l'opposition entre son tendre sujet et son vocabulaire télégraphique. Important est également le contraste entre le beau et la réalité grise.

Il y a encore une allusion relativement claire à deux sujets liés au quotidien et je pense que là,

la censure a posé ses limites.

Le premier c'est le langage "accessible en apparence". Dans le poème il s'agit du langage codé des amoureux. Cependant la question du langage nous renvoie au vocabulaire codé de tous les peuples opprimés. Une façon de parler qui était indispensable pour survivre tout en restant soi-même, ne serait-ce qu'en partie.

Le deuxième, Szymborska l'effleure tout juste, est un autre élément de la vie sur le régime.

Les lois du peuple ne sont pas faites pour tout le monde. Il existe une couche de la société, la classe des privilégiés, "hors la loi", sur laquelle il faut garder le silence. Elle les nomme les privilégiés par la Vie, en majuscule.

Un autre poème du même recueil ( Tous les cas, 1972 ) où le respect pour l'idéologie et le langage pseudo-scientifique est encore plus flagrant.


Le squelette du lézard

Chers Frères,

ici nous voyons un exemple de mauvaises proportions :

voici devant nous étendu le squelette d'un lézard -

Chers Amis,

à gauche, la queue vers un infini,

à droite, le cou vers un autre -

Chers Camardes,

au milieu quatre pattes, qui au-dessous de l'amas du torse -

se sont enfoncées dans la mule

Bienveillants Citoyens,

la nature ne se trompe pas mais aime les plaisanteries :

ayez amabilité de regarder cette ridicule petite tête -

Mesdames, Messieurs,

une tête pareille ne pouvait rien prévoir

et pour cela c'est une tête d'un reptile mort -

Honorable Assemblée,

trop peu de cerveau, trop d'appétit,

davantage de rêves stupides que de raisonnable frayeur -

Nobles Invités,

De ce point de vue nous sommes dans de meilleures conditions,

la vie est belle et la terre est nôtre -

Excellents Délégués,

le ciel étoilé sous le roseau pensant

la loi morale dedans -

Illustre Commission,

Cela n'a été réussi qu'une fois

et probablement sous un seul soleil -

Supérieur Conseil,

quelles mains adroites

quelles lèvres habiles

combien de têtes sur une épaule -

Culminante Instance,

quelle responsabilité à la place de la queue -

Ses goûts

Montaigne, Descartres, Mallarmé, Valéry, Rilke, Thomas Mann, Swift. Elle aime la peinture et le chant d'Ella Fitzgerald.

Traductrice d'un poète juif et des poètes français des XVI° et XVII° siècle : Agrippa d'Aubigné et Théauphile de Vian.

Ses poésies ont été traduites en 36 langues.

Son œuvre figure dans le programme scolaire polonais.

Son œuvre

"Depuis toujours, mon ambition se limite à écrire un poème de plus."

C'est pourquoi nous vivons (1952)

Questions posées à soi-même (1954)

Appel à Yeti (1957)

Sel (1962)

Cent blagues (1967)

Cas où (1972), véritable chef d’œuvre

Grand nombre (1976)

Les gens sur le pont (1986)

Fin et début (1993)

Les paysages avec un grain de sable (1996)

Moment (2002)

1 commentaire:

philippe ciamous a dit…

Merci pour votre article, à la fois très intéressant et surtout très sensible. Pardon pour tous ces "très". J'ai découvert récemment Wislawa Szymborska avec son poème Possibilités (1997) dans l'ouvrage de Umberto Eco : Vertige de la liste. Votre blog me donne grande envie de la lire - si je la trouve - car j'ai cru comprendre que les traductions sont rares en langue française. La littérature polonaise est incroyablement touchante. Czesław Miłosz, bien sûr. Et pour les contemporains, j'apprécie tout particulièrement Andrej Stasiuk. Pour élargir aux pays de l'Est, je vous recommande le petit condensé du tchèque Jan Zàbrana - Toute une vie - paru il y a quelques années chez Allia. Mais je subodore que vous le connaissez déjà. Encore merci pour ce moment de lecture. Bien amclt.

Philippe Ciamous / ph.ciamous@orange.fr / TITLIV

PS : je viens de recoller mon commentaire dans le bon article sur Wislawa S. (!)